10/02/2023

Nuit et brouillard

 


Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers,
nus et maigres et tremblants,
dans ces wagons plombés,
qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants,
ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent.
Ils se croyaient des hommes,
ils n'étaient que des nombres,
depuis longtemps leurs dés avaient été jetés,
dés que la main retombe, il ne reste qu'une ombre.
Ils ne devaient jamais plus revoir un été.
La fuite monotone et sans hâte du temps,
survivre encore un jour, une heure obstinément.
Combien de tours de roues, d'arrêts et de départs,
qui n'en finissent pas de distiller l'espoir ?
Ils s'appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel,
certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou,
d'autres ne priaient pas,mais qu'importe le ciel,
ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux.
Ils n'arrivaient pas tous à la fin du voyage,
ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux ?
Ils essaient d'oublier, étonnés qu'à leur âge,
les veines de leurs bras soient devenues si bleues.
Les Allemands guettaient du haut des miradors,
la lune se taisait comme vous vous taisiez,
en regardant au loin, en regardant dehors,
votre chair était tendre à leurs chiens policiers.
On me dit à présent que ces mots n'ont plus cours,
qu'il vaut mieux ne chanter
que des chansons d'amour,
que le sang sèche vite en entrant dans l'histoire,
et qu'il ne sert à rien de prendre une guitare.
Mais qui donc est de taille à pouvoir m'arrêter ?
L'ombre s'est faite humaine, aujourd'hui c'est l'été.
Je twisterais les mots s'il fallait les twister,
pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez.
Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers, 
 nus et maigres et tremblants,
dans ces wagons plombés,
qui déchiriez la nuit de vos ongles battants,
vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent ...

Jean Ferrat (1963)