Comment crois-tu qu'ils sont venus ?
Ils sont venus, les poches vides et les mains nues,
pour travailler à tours de bras,
et défricher un sol ingrat.
Comment crois-tu qu'ils sont restés ?
lls sont restés, en trimant comme des damnés,
sans avoir à lever les yeux
pour se sentir tout près de Dieu.
Ils ont, vois-tu, pleins de ferveur et de vertu,
bâti un temple à temps perdu.
Comment crois-tu qu'ils ont tenu ?
lls ont tenu, en étant croyants et têtus,
déterminés pour leurs enfants
à faire un monde différent,
les émigrants.
Comment crois-tu qu'ils ont mangé ?
Ils ont mangé cette sacrée vache enragée,
qui vous achève ou vous rend fort :
soit qu'on en crève ou qu'on s'en sort.
Comment crois-tu qu'ils ont aimé ?
Ils ont aimé, en bénissant leur premier né,
en qui se mélangeaient leurs sangs,
leurs traditions et leurs accents.
Ils ont bientôt créé un univers nouveau,
sans holocauste et sans ghettos.
Comment crois-tu qu'ils ont gagné ?
Ils ont gagné, quand il a fallu désigner
des hommes qui avaient du cran.
Ils étaient tous au premier rang,
les émigrants.
Comment crois-tu qu'ils ont souffert ?
Ils ont souffert, certains en décrivant l'enfer,
avec la plume ou le pinceau :
ça nous a valu Picasso.
Comment crois-tu qu'ils ont lutté
Ils ont lutté, en ayant l'amour du métier,
Jusqu'à y sacrifier leur vie :
rappelez-vous Marie Curie.
Avec leurs mains,
ils ont travaillé pour demain,
servant d'exemple au genre humain.
Comment crois-tu qu'ils ont fini ?
IIs ont fini, laissant un peu de leur génie,
dans ce que l'homme a de tous temps
fait de plus beau, fait de plus grand,
les émigrants.
Charles Aznavour (1986)