Un petit extrait du "Voyage au bout de la nuit" de Céline que je viens de relire, pour compléter mon billet du 27/06/2017.
Illustration de Tardi
"Dans cette colonie de Bambola-Bragamance, au-dessus de tout le monde, triomphait le Gouverneur. Ses militaires et ses fonctionnaires osaient à peine respirer quand il abaissait ses regards jusqu’à leurs personnes.
Bien au-dessous encore de ces notables, les commerçants installés semblaient voler et prospérer plus facilement qu’en Europe. Plus une noix de coco, plus une cacahuète, sur tout le territoire, qui échappât à leurs rapines.
Les fonctionnaires comprenaient, à mesure qu’ils devenaient plus fatigués et plus malades, qu’on s’était bien foutu d’eux en les faisant venir ici, pour ne leur donner en somme que des galons et des formules à remplir et presque pas de pognon avec. Aussi louchaient-ils sur les commerçants.
L’élément militaire, encore plus abruti que les deux autres, bouffait de la gloire coloniale et pour la faire passer beaucoup de quinine et des kilomètres de Règlements.
Tout le monde devenait, ça se comprend bien, à force d’attendre que le thermomètre baisse, de plus en plus vache. Et les hostilités particulières et collectives duraient interminables et saugrenues entre les militaires et l’administration, et puis entre cette dernière et les commerçants, et puis encore entre ceux-ci alliés temporaires contre ceux-là, et puis de tous contre le nègre et enfin des nègres entre eux.
Le Gouverneur trouvait toujours à recruter, pour maintenir sa colonie en obédience, tous les miliciens miteux dont il avait besoin, autant de nègres endettés que la misère chassait par milliers vers la côte, vaincus du commerce, venus à la recherche d’une soupe. On leur apprenait à ces recrues le droit et la façon d’admirer le Gouverneur."