13/04/2018

Les lettres de mon moulin




Tout le monde a lu au moins un des contes d'Alphonse Daudet parus initialement dans l’Évènement sous la signature Gaston-Marie en 1886. 
Les plus connus de ce recueil étant L'Arlésienne, La Chèvre de monsieur Seguin, La Mule du pape, Le secret de maitre Cornille, Le Curé de Cucugnan, L’Élixir du Révérend Père Gaucher, Les trois messes basses et... Les Vieux.




Je sais encore pratiquement par cœur le texte du conte Les Vieux pour l'avoir appris à l'âge de douze ans en classe de 6ème. 
En cours d'année scolaire 1952/1953,  notre prof principal, le père Ducrouton, comme les élèves le surnommaient, avait pris la direction de l'école Paul Bert de Chatou suite au décès du père Olivier, l'ancien dirlo. Nous avions eu alors monsieur Roze, un jeune prof très dynamique dont c'était le premier poste. Pour la fin de l'année scolaire, il nous avait fait jouer une pièce de théâtre à la salle des fêtes...


... une adaptation du conte d'Alphonse Daudet "Les Vieux". En ma qualité de 1er de la classe, j'interprétais le rôle principal, celui de l'écrivain qui rend visite aux Vieux. Nous avions eu un grand succès. C'était la première fois que je me faisais applaudir. J'en tremblais de fierté et de plaisir.


- Une lettre, père Azan ?
- Oui, monsieur... ça vient de Paris. 
Il était tout fier que ça vint de Paris, ce brave père Azan... Pas moi. Quelque chose me disait que cette parisienne de la rue Jean-Jacques, tombant sur ma table à l'improviste et de si grand matin, allait me faire perdre toute ma journée. Je ne me trompas pas, voyez plutôt :

"Il faut que tu me rendes un service, mon ami. Tu vas fermer ton moulin pour un jour et t'en aller tout de suite à Eyguières... Eyguières est un gros bourg à trois ou quatre lieues de chez toi, - une promenade. En arrivant, tu demanderas le couvent des Orphelines. La première maison après le couvent est une maison basse à volets gris avec un jardinet derrière. Tu entreras sans frapper, - la porte est toujours ouvertes, - et, en entrant, tu crieras bien fort : "Bonjour, braves gens ! Je suis l'ami de Maurice..." Alors tu verras deux petits vieux, oh ! mais vieux, vieux, archi-vieux, te tendre les bras du fond de leurs grands fauteuils, et tu les embrasseras de ma part, avec tout ton cœur, comme s'ils étaient à toi. Puis vous causerez; ils te parleront de moi, rien que de moi; ils te raconteront mille folies que tu écouteras sans rire... Tu ne riras pas, hein ?... Ce sont mes grands-parents, deux êtres dont je suis toute la vie et qui ne m'ont pas vu depuis dix ans... Dix ans, c'est long ! Mais que veux-tu, moi, Paris me tient; eux, c'est le grand âge... Ils sont si vieux, s'ils venaient me voir, ils se casseraient en route... Heureusement, tu es là-bas, mon cher meunier, et, en t'embrassant, les pauvres gens croiront m'embrasser un peu moi-même... Je leur ai si souvent parlé de nous et de cette bonne amitié dont..."

Le diable soit de l'amitié ! Justement, ce matin-là, il faisait un temps admirable, mais qui ne valait rien pour courir les routes : trop de mistral et trop de soleil, une journée de Provence. Quand la maudite lettre arriva, j'avais déjà choisi mon cagnard entre deux roches, et je rêvais de tester là tout le jour, comme un lézard, à boire de la lumière, en écoutant chanter les pins... Enfin, que voulez-vous faire ? Je fermai le moulin en maugréant, je mis la clé sous la chatière. Mon bâton, ma pipe, et me voilà parti... Etc, etc..."