04/11/2023

Visa pour l'Amérique





Une étonnante poésie de Léo Ferré (1956) dite par Madeleine Ferré :

 

Amérique vois-tu ton lyrisme m’émeut
Tes gratte-ciel s’en vont par trois comme à l’école
Apprendre leurs leçons dans l’azur contagieux
Ils s’amusent parfois des riches cabrioles
Que font vertigineusement sur la cohue
Tes insectes maçons qui perdent la boussole
Peuple d’enfants éclos dans un tohu-bohu
Germe d’un premier lit d’une Europe malade
Tes races dans les milk-bazars font du chahut
Ô peuple de gitans géographes nomades
Western perpétuel qui dors à Washington
Tes Peaux-Rouges n’ont plus le sens de l'embuscade
Ils plient sous le fardeau de tes sine qua non
Le fusil mort debout au fronton des réserves
Et le râle employé à des éléïsons
Le poétique végétal mis en conserve
Moisit dans le gésier de tes adolescents
Qui mettent des cocardes aux fesses de Minerve
Toi tu vis aux crochets de la banque et du sang
Fabriquant des monnaies à l’étalon des autres
Garce qui prend son lait au monde vieillissant
Nous avons une église et tu as des apôtres
Qui viennent mitraillette au poing tous les vingt ans
Dans notre moyen âge où leur carne se vautre
Les abattoirs de Chicago sont débordés
Notre-Dame à Paris est en pierres d'époque
Les grèves à New York ça fait mauvais effet
Amérique vois-tu ton lyrisme est baroque
Tes pin-up font la peau aux enfants de Pantin
Le cœur éberlué sous leurs pauvres défroques
Tes gangsters d’Épinal couvent des assassins
Qui sortent des cinés les menottes aux pognes
Le cœur arraisonné battant sous ton grappin
Bohémienne domptée au service des cognes
Tes hôtels sont barrés tes amants sans papiers
Donneraient bien tes cops pour un bois de Boulogne
Tu crains de ne pouvoir brûler tous les fichiers
Qui se baladent dans la tête des fantômes
Visiteurs importuns de tes blancs négriers
Pendant que leurs enfants improvisent des psaumes
Dans les temples du jazz la trompette aux abois
La peine dans le blues et la crampe à la paume
L’échéance inflexible et le chèque à l'étroit
Le cordonnier a la voiture américaine
Et siffle des cireurs au dollar dans la voix
Paradis mensuel du bonheur à la chaîne
Les machines électroniques font crédit
Les frigidaires rafraîchissent la migraine
Le dollar ouvrier se fait des alibis
Le soir sur son grabat doublé de gabardine
Il n’a que deux jours pour payer tes habits
Deux mois pour ta maison sept pour la zibeline
Que tu prêtes à sa femme à chaque bal public
Où elle va geignant des désirs de cantine
Quand je vois de tes fils mâchant leur ombilic
Sur quelque char à bancs où s’étale ton chiffre
Je pense à la misère noble du moujik
Au berger provençal au Belge qui s’empiffre
A l’Allemand nazi qui dort sous quelques fleurs
A l’Italien qui se travaille dans le fifre
Aux valses de Ravel au rite d'Elseneur
Au Juif déraciné qui fuit la Palestine
Au Carrousel le mois d’octobre au lac Majeur
A Chartres à Reims à Caen aux chansons de Racine
Aux chevaux de Paris qui fuient les abattoirs
A Diaghilev à Beethoven aux Capucines
Qui fanent en dansant juillet sur les trottoirs
A tout ce que j’oublie aux Alpes misanthropes
A l’Orgueil au Refus à l’Allure à l’Espoir
Images se brouillant au kaléidoscope
Que me fait l’œil de tes gamins frais importés
Et j’y vois doucement mourir la Vieille Europe