Mon premier séjour à Libreville terminé, je me souviens avoir embarqué à bord d'un DC3 de Trans-Gabon à destination de Port-Gentil. Après le décollage, le mécanicien-navigateur, qui faisait également office de steward, vint prévenir les passagers que le temps risquait de se gâter et qu'il fallait s'attendre à des secousses durant le vol. Tandis que l'avion survolait la forêt gabonaise, de lourds nuages gris commencèrent à envahir le ciel. Le DC3 prit encore de l'altitude pour les traverser et au passage il y eut effectivement pendant quelques interminables secondes d'énormes trépidations et des soubresauts. Les mains moites cramponnées aux accoudoirs de mon fauteuil, j'avais l'impression que mes tympans allaient exploser et je me forçais à bâiller pour me déboucher les oreilles. Et puis, en regardant par le hublot, je vis que l'avion volait à présent dans un beau ciel bleu lumineux au dessus de la masse de nuages gris. Le DC3 survola un moment les eaux bleues de l'Atlantique bordées d'une multitude de palmiers et quand il entama enfin sa descente sur Port-Gentil, je poussai un soupir de soulagement.
Ancienne bourgade de forestiers située près de l'embouchure de l'Ogooué, Port-Gentil était le principal débouché maritime du Gabon.
Dès que j'eus récupéré mes bagages, je demandai à un taxi de me conduire à l'hôtel du Grand Tarpon où une chambre était réservée à mon nom. Appartenant à la chaîne des Relais Aériens Français, cet hôtel devait son nom à un poisson pouvant atteindre deux mètres de long et peser cent kilos, que l’on pêchait au large.
En passant près du port, je compris pourquoi Port-Gentil était surnommée la ville du bois. Il y en avait partout. Sur les eaux immobiles de la rade s'étendaient les parcs où les billes de bois attendaient qu'on vienne les déhaler et les remorquer vers les bateaux en partance. La mer semblait pavée de fûts. Près du rivage, des troncs flottaient dans les eaux endormies.
Puis le taxi emprunta un boulevard circulaire qui longeait le rivage de la baie, au dessus duquel les cocotiers balançaient leurs palmes bruissantes.
Le directeur de l'hôtel qui se faisait appeler "Monsieur Edmond" à la manière d'un caïd du milieu, parlait d'une voix pâteuse avec l'accent parigot. C'était un homme grassouillet, aux cheveux châtains coupés en brosse, toujours tiré à quatre épingles et portant cravate malgré la chaleur. Il n'avait pas grand mérite, ne sortant pratiquement jamais de son hôtel climatisé. C'est son épouse qui se consacrait à l'intendance et aux rapports avec l'extérieur. Lui son domaine c'était plutôt les
relations avec la clientèle. De préférence au bar de l'hôtel. C'est donc Monsieur Edmond qui s'occupa de me trouver un véhicule de location. Une bonne vieille 2CV toute bringuebalante.
Quand j'allai prendre possession de la voiture que l'on venait de me livrer sur le parking de l'hôtel, je retrouvai alentour, avec un grand plaisir, l'exquis parfum des frangipaniers que j'avais découvert dernièrement au Cameroun, à Victoria.
- M'Bolo (bonjour) patron, me fit le chauffeur avec un grand sourire. Tu veux bien me ramener au garage ? Il fait trop chaud, vraiment, pour prendre mon pied la route.
- Pas de problème. Monte. On va en profiter pour faire un tour de ville. Tu me guideras.
Ancienne bourgade de forestiers située près de l'embouchure de l'Ogooué, Port-Gentil était le principal débouché maritime du Gabon. A l'époque coloniale, lorsque les Français s'étaient établis sur le littoral, ils savaient ce qu'ils faisaient. L'endroit était unique. Ils construisirent des maisons sur pilotis, sur un plan en damier, le long d'une longue avenue droite, l'artère principale de Port-Gentil.
Initialement bordée de cases de style colonial à un ou deux étages, l'avenue baptisée Savorgnan de Brazza avait vu s'ajouter par la suite des constructions plus modernes, abritant tous les bâtiments officiels et la plupart des maisons de commerce que j'allais visiter durant mon séjour.
Ombragée de badamiers, alors que les petites rues qui la joignaient à la route circulaire du littoral étaient plantées de cocotiers, cette avenue que l'on appelait "la rue en ciment" était véritablement l'épine dorsale de la ville.
Prenant à cœur son rôle de guide improvisé, Ambroise, c'était le prénom du brave garçon qui m'avait amené la 2CV à l'hôtel du Grand Tarpon, me montra l'église Saint-Louis, construite en briques de ciment et inaugurée en 1954, le marché, les banques, la mairie, la poste, l'ancien hôpital général, la pharmacie, la librairie, les magasins d'alimentation, les grandes compagnies commerciales etc.
Il m'expliqua ensuite qu'à l'époque de la création de Port-Gentil par les Blancs, les indigènes avaient été installés à l'écart du centre ville dans des quartiers que l'on appelait la "plaine". Ainsi, les travailleurs des grandes compagnies comme la SHO ou les Chargeurs Réunis avaient été regroupés dans le quartier nommé "la Balise", tandis que les employés de l'administration habitaient plutôt le quartier dit "le Grand Village".
Quant à Ambroise, il habitait avec sa femme, ses quatre enfants et les vieux parents de son épouse dans une petite case en planche dans le quartier "chiques" dont le nom avait plus à voir avec la variété de puce dont la femelle peut s'enfoncer dans la chair de l'homme qu'avec l'adjectif "chic".
Avant de le déposer au garage où il travaillait, je dus insister pour qu'Ambroise accepte le matabiche que je lui donnais de bon cœur.
Ce soir-là, mes prises de rendez-vous auprès de la clientèle terminées, je regagnai bien sagement ma chambre d'hôtel pour y taper mes derniers comptes-rendus sur ma machine à écrire portative. Tous les responsables commerciaux que j'avais rencontrés s'étaient montrés très sympathiques, et j'étais persuadé de réaliser un bon chiffre d'affaires à Port-Gentil. La vie était belle, je voyais du pays, je rencontrais à chaque escale des gens nouveaux, souvent intéressants. Les affaires marchaient à merveille. Il faisait chaud, certes, mais je commençais à m'habituer à la chaleur. Et puis le paysage était superbe avec tous ces cocotiers et ces frangipaniers qui embaumaient devant l'hôtel, à deux pas du bord de mer… J'étais assez euphorique quand je me rendis, à l'heure du dîner, au restaurant du Grand Tarpon, une curieuse construction moderne de forme bizarroïde située à l'extérieur, à une dizaine de mètres de l'hôtel.
Monsieur Edmond m'accueillit à l'entrée et me salua avec affabilité.
Il régnait une agréable atmosphère dans la salle de restaurant.
Ce n'est qu'une fois installé à une table faisant face au comptoir du bar que je découvris la jolie jeune femme qui s'y tenait, assise derrière la caisse enregistreuse. Une métisse gabonaise de toute beauté. Elle avait la peau de cuivre blond, un tout petit nez, une mignonne bouche charnue et des cheveux tout frisés couleur acajou. Ses yeux splendides, ornés de cils fournis, lourds et recourbés, étaient aussi bleus et transparents que ceux de Paul Newman. On ne voyait que son adorable visage et son buste qui respirait la santé, mais on pouvait parier que la partie de son anatomie cachée par le comptoir était en parfaite harmonie.
- Elle s'appelle Hélène, m'informa Monsieur Edmond qui, m'apportant le menu, avait remarqué mon regard appuyé et engageait ainsi la conversation de façon agréable et complice.
- Joli brin de fille n'est-ce pas ? ajouta-t-il avec la tranquille assurance de celui à qui on ne la fait pas.
J'opinai du bonnet et mes yeux revinrent se poser sur la belle caissière. Je lui adressai un sourire plein de promesses auquel elle répondit par un bref regard chargé de connivence.
- Et elle a une sacrée personnalité, poursuivit Monsieur Edmond. Pas complexée pour deux sous, elle a acceptée sa condition de sang-mêlé, contrairement à beaucoup de métis qui se sentent rejetés aussi bien par les Blancs que par les Noirs. Son père était facteur en pinasse au Fernan-Vaz, sa mère est une pure Myénée de l'Ogooué, et Hélène n'a renié aucune de ses deux origines. Elle n'est ni Blanche ni Noire mais les deux à la fois.
Monsieur Edmond fit une pause et reprit en baissant la voix :
- Je crois bien que vous lui avez tapé dans l'œil.
Après un moment de réflexion, il me demanda à brûle-pourpoint :
- Vous savez danser ?
Je fis un geste affirmatif de la tête en écarquillant les yeux.
- Parce que vous risquez de devoir l'accompagner au Coquillage, la boîte de nuit où elle chante tous les soirs après son travail ici.
A Port-Gentil, les Blancs fréquentaient plutôt l'Esquinade ou le célèbre Wharf, le plus ancien bar de la ville.
Le Coquillage c'était pour les Noirs, les makayas, mot désignant le petit peuple, l'homme de la rue, monsieur tout le monde. C'était à l'origine un maquis, l'un de ces restaurants bon marché où l'on pouvait manger des mets locaux et éventuellement danser.
C'était devenu une boîte de nuit à la mode qui devait son nom au titre d'une chanson interprétée par Nina et Frédérik, chanteurs dont je n'avais jusqu'alors jamais entendu parler.
Le duo était formé par le Hollandais Frédérik, de son vrai nom baron van Pallandt, et de son épouse Nina, d'origine danoise. Cette chanson "Dans un coquillage" était une adaptation française de "Listen to the Ocean", leur grand succès de l'année 1960 dans les pays anglo-saxons.
J'avais patiemment attendu que les derniers clients du restaurant soient passés à la caisse pour aller signer ma note. La salle était déserte, Monsieur Edmond ayant été appelé à la réception de l'hôtel quelques minutes plus tôt. J'en profitai pour prendre la main de la ravissante caissière à travers le comptoir. Elle sourit, approcha son visage du mien et je déposai un baiser sur ses lèvres offertes.
Une histoire sans paroles…
Et ainsi que le directeur du Grand Tarpon avait conjecturé l'issue de la soirée, j'accompagnai la belle Hélène au Coquillage.
- C'est loin d'ici ? lui demandai-je en lui ouvrant la portière de la 2CV.
Hélène répondit en souriant que c'était à un peu plus d'un kilomètre de là et qu'elle s'y rendait habituellement à pied.
Quand la route devint sablonneuse, elle me dit de m'arrêter près d'une sorte de grand hangar où des dizaines de voitures étaient déjà garées.
A l'intérieur de la boîte de nuit, je constatai dans l'obscurité que tous les consommateurs agglutinés le long du comptoir étaient de la plus belle ébène. J'étais le seul Blanc.
Personne ne dansait sur la piste. On attendait manifestement l'arrivée d'Hélène pour démarrer. La soirée ne commençant que lorsqu'elle avait interprété la chanson-fétiche de l'établissement. M'abandonnant, elle fit quelques bises au passage et répondit dans la langue locale à quelques questions en se dirigeant au fond de la salle où patientaient trois musiciens, le torse en sueur d'un noir bleuté.
Une fois sur place, elle me chercha, perdu dans la foule, me repéra et me fit signe de m'approcher de l'estrade où elle se tenait. Et se saisissant du micro elle entonna de sa si jolie voix :
"Dans un coquillage
J´entends murmurer l´océan
Qui m´invite au voyage
Vers la douce image
Du lointain rivage
Que je vois en rêvant…"
Il y eut un tonnerre d'applaudissements à la fin de la chanson. L'orchestre se déchaîna ensuite en une explosion assourdissante et les danseurs prirent la piste d'assaut.
Hélène me rejoignit et se serra contre moi pour bien montrer à tout le monde que j'étais précieux à ses yeux.
- Au fait, comment tu t'appelles ? me demanda-t-elle.
M'étant endormi sur le matin, j'eus un mal fou à sortir du lit d'Hélène où la belle m'avait entraîné après avoir interprété une douzaine de chansons au Coquillage et dansé avec moi au rythme de musiques afro-cubaines.
Ma nouvelle conquête devait avoir sensiblement le même âge que moi. Elle était douce comme du miel, toujours de bonne humeur, et nous nous entendions à merveille.
Hélène habitait à deux pas de la rue en ciment, dans un coquet petit pavillon où elle passait son temps, entre son travail à la caisse du restaurant qu'elle appelait son "gagne-manioc" et ses soirées au Coquillage, à écouter des disques 45 tours dont elle possédait une invraisemblable collection. Elle m'avait surnommé "Petit bandit de Juarez", titre d'une chanson de Danyel Gérard qu'elle aimait particulièrement.
Nous nous sommes follement aimés pendant toute la durée de mon séjour.
Elle s'appelait Hélène Meunier. Je ne l'ai plus jamais revue.
***
Addenda
Le pont Ozouri reliant depuis 2021 Port-Gentil à Omboué, petite ville de 2000 habitants située au bord de la lagune Fernan Vaz, à une centaine de kilomètres de Port-Gentil.
Je me souviens que le père d'Hélène Meunier avait été le facteur de Fernan Vaz.