Version française de la chanson "I love Paris" de l'auteur-compositeur Cole Porter pour sa comédie musicale "Can-Can" (1953), interprétée ici par Lucienne Delyle en 1954.
A Osny, petite commune de Seine et Oise près de Pontoise, une congrégation de pères pallottins venue de Pologne avait pour tradition depuis 1947 de réunir tous les premiers dimanches de juillet les catholiques polonais de France pour une rencontre annuelle (Zjazd Polakow w Osny) dans le parc du château de Busagny appartenant à l'institution Saint-Stanislas dirigée par leur communauté.
J'étais âgé depuis peu de 18 ans et j'étrennais un costume pied-de-poule d'une coupe sans défaut quand, le dimanche 5 juillet 1959, j'accompagnai ma mère à cette manifestation patriotico-religieuse. Mon frère Edmond, revenu l'année précédente de son service militaire effectué en Algérie, nous y avait conduit dans sa première voiture, une Simca Aronde qu’il venait d’acheter.
Après une interminable grand-messe célébrée en plein air, évêques mitrés, prêtres et religieuses psalmodiant des prières, avaient formé une longue procession avec de très nombreux fidèles dont certains portaient des costumes folkloriques.
Ensuite, nous nous sommes mis en quête d'un endroit pour piqueniquer à l'ombre des arbres du parc. Les places étaient rares. Mon frère finit par trouver où se poser dans le voisinage d’une Peugeot 403 familiale immatriculée dans le département de l’Oise.
Parmi les sept personnes assises en tailleur autour d’une nappe étalée sur l’herbe, mon regard avait croisé celui d’une belle jeune fille blonde. Quand elle répondit au sourire que je lui adressais, je sentis comme un frisson me courir le long de l’échine.
Plus tard, quand nous eûmes avalé notre sandwich, voyant que ma mère ne semblait pas avoir envie de bouger, je me suis levé et après avoir brossé de la main mon pantalon pour enlever d’éventuels brins d’herbe, je me dirigeai vers la 403 Peugeot. Avec un sourire angélique, la jolie blonde me regarda m’approcher et m’arrêter devant elle et sa famille.
- Lorsque vous aurez terminé de déjeuner, aimeriez-vous faire une petite balade avec moi dans les parages ? lui demandai-je.
Je marquai une pause avant d’ajouter :
- Si vos parents le permettent, bien entendu… La demoiselle fut vite sur ses jambes.
Nous avons marché un moment avant de nous installer l’un en face de l’autre dans une buvette où une table venait de se libérer. Et nous sommes restés là, sans nous préoccuper du temps qui passait, à faire connaissance, en nous regardant au fond des yeux.
Elle s’appelait Claudine Job. Ses parents, d’origine polonaise, avaient vécu à Chivy-les-Etouvelles, dans l'Aisne, avant de s'établir à Senlis où son père, qui paraissait moins pauvre que le personnage biblique dont il portait le nom, était quelque chose comme forestier et fournissait son bois à une fabrique d’allumettes située entre Senlis et Compiègne.
Claudine avait un an de moins que moi. Sa sœur aînée, Christiane qui avait mon âge, était fiancée avec un nommé Christian Sterbé, lequel faisait alors son service militaire à Compiègne et venait pratiquement chaque week-end en permission retrouver sa dulcinée. Claudine me parla ensuite de ses deux jeunes frères, Jean-Claude, quatorze ans et le petit dernier, Pascal qui devait avoir quatre ou cinq ans.
Tandis que nous conversions, mes yeux ne pouvaient pas se détacher de son visage.
Mon Dieu!... Qu'elle était belle...
Je n’ai aujourd'hui aucune photo de Claudine, ni l’un des portraits que j’avais peints à l’époque où nous nous sommes aimés. Mais dans mon souvenir, ses traits ressemblaient à ceux de cette jeune actrice allemande vue dernièrement à la télévision.
Sonja Gerhardt
Il nous fallut bientôt rejoindre nos familles respectives. Chemin faisant, nous avons échangé un premier baiser et avons convenu de nous revoir le dimanche suivant à Senlis où elle demeurait chez ses parents, dans une grande maison bourgeoise, rue Saint-Frambourg, à deux pas de la cathédrale.
C’est dans cette cathédrale que l'archiprêtre bénira l’année suivante nos fiançailles officielles en présence de nos familles réunies.
Je me souviens avoir ensuite acheté ma première voiture pour nous retrouver plus aisément, une petite Vespa 400 avec laquelle nous sommes allés faire un tour en Normandie pour visiter Honfleur et voir le pont de Tancarville inauguré en 1959.
Et puis, il a fallu que le père Job fasse des siennes... Quel Gâchis !
***
Addenda
Je l'appelais Claudine... Elle ne m'a jamais donné de ses nouvelles après notre séparation forcée.
Une soixantaine d'années plus tard, je découvre que Claude, Thérèse Job, née le 7 septembre 1942 à Chivy-les-Etouvelles, était décédée le 25 septembre 2018 à l'âge de 76 ans.
Elle demeurait à Fleurines, une petite commune de 1880 habitants située à 6 kilomètres au nord de Senlis.
Paix à son âme.
*
Curieusement, sa sœur Christiane et son frère Jean-Claude sont décédés au cours de cette même année 2018 :
Un beau matin du mois d’avril 1958, je me suis rendu en VéloSolex à l’usine "La Cellophane" de Bezons, située au bord de la Seine, à moins de quatre kilomètres de la maison.
J’avais rendez-vous avec le responsable du personnel qui me fit passer une longue série de tests devant lui permettre de contrôler mes connaissances acquises, de mesurer mon adaptation sociale, mes aptitudes au raisonnement, à la perception des formes, etc. Il me présenta par exemple une série de planches de taches symétriques en me demandant à quoi elles me faisaient penser.
J’eus ensuite droit à une dictée d’une page et à un problème d’arithmétique à résoudre et pour terminer, je dus lui dessiner un arbre. Je m’étais exécuté en pensant qu’on ne m’avait pas fait autant de manières chez Strauss-Vonderweidt et chez Jaque Sagan où j’avais précédemment été embauché sur ma bonne figure.
Mais c’est ainsi que je fus engagé sur le champ en qualité d'aide-chimiste dans le laboratoire de La Cellophane avec un salaire plus que décent. J’occuperai le poste du dénommé Bernard Cariat parti accomplir son service militaire en Algérie, lequel deviendra plus tard l’un de mes meilleurs copains.
Je me demandais en quoi consisterait mon travail d'aide-chimiste, alors que je me souvenais tout juste de la formule de l’eau apprise à l'école : H2O, signifiant qu’une molécule d’eau est composée de deux atomes d'hydrogène et d’un atome d'oxygène...
Au fond de l’usine, le laboratoire était situé au dernier étage d’un grand bâtiment cubique.
A chacun des niveaux inférieurs, on pouvait voir un personnel nombreux s’activer autour d’impressionnantes machines bruyantes. Ils portaient tous une combinaison de couleur café au lait, l’uniforme des ouvriers de la Cellophane. Seule la fine fleur de l’établissement, dont les gens travaillant au laboratoire faisaient partie, avaient droit à la blouse blanche. Et les très grosses huiles paradaient en complet-veston.
Je fus présenté à Jean Béhague, l’ingénieur-chimiste responsable du service Recherches et Développement. La cinquantaine largement entamée, le cheveu rare et ébouriffé, plutôt grand, il avait quelque chose de rassurant.
Je fis ensuite la connaissance des trois chimistes chevronnés qui composaient son équipe. Tout d'abord, Jean Bessemoulin, un costaud aux cheveux roux gominés, toujours la pipe au bec, qui s'occupait des complexes cellulosiques, enductions, vernis copolymères, colles et adhésifs.
Son collègue Jacques Robert, profil de médaille et crâne dégarni, travaillait sur les nouvelles matières synthétiques, polychlorure de vinyle, polyane ou terphane, et s'intéressait tout particulièrement au thermoformage du chlorure de polyvinyle.
Enfin, Roger Marin, un vieux garçon taciturne d’une quarantaine d’années, était le grand spécialiste des vernis et pigments destinés à la fabrication des encres d'imprimerie sur pellicules cellulosiques. C'est avec lui que je devais travailler.
Sans oublier Achour, un Marocain portant un béret enfoncé jusqu’aux sourcils et un vêtement de travail tout souillé. Il œuvrait dans un local attenant au labo, où étaient entreposés, dans d’énormes bidons métalliques, les solvants, trichloréthylène, méthanol ou toluène qu’il utilisait pour faire la vaisselle du matériel utilisé par les chimistes.
Sous les baies vitrées entourant la vaste salle du laboratoire, la paillasse carrelée de blanc était encombrée de cornues, de ballons de verre, d’éprouvettes, de tubes à essai et de béchers de toutes dimensions.
Au milieu du labo, une immense table supportait de lourds broyeurs, des agitateurs, des balances, des pots, des flacons ventrus. Et juste derrière, deux reproductions en modèle réduit des machines qui tournaient dans les étages inférieurs, servaient aux essais d’impression en héliogravure ou flexographie de la pellicule cellulosique.
Il ne me fallut pas longtemps pour me faire apprécier et adopter par le personnel du laboratoire où essais, analyses, compositions, dosages, manipulations, dessiccations, expériences et comptes-rendus d’observations firent partie de mon quotidien durant les trois années qui précédèrent mon départ à l’armée. Pendant cette période, je fus également élève de l’École Nationale Supérieure de Chimie de Paris, tout en suivant pendant un an des cours collectifs du soir à l’École Technique de Publicité de la rue Duperré, puis à L’École Estienne des Arts et des Industries graphiques. C’est par ailleurs à cette époque que, participant aux expositions de peinture organisées chaque année par la Cellophane de Bezons, j’ai vendu mes premières toiles.
Expo 1959
A mon retour du service militaire en janvier 1963, je suis retourné à la Cellophane de Bezons où mon ancien poste au laboratoire était occupé. On m’a alors proposé une promotion entrainant une augmentation de ma rémunération et… ma mutation au siège social de la Cellophane à Paris.
J’ai quitté avec regret le labo de Bezons dont je garde un souvenir inoubliable.
Cette chanson de Jean-Claude Darnal entendue en 1955 à la radio m'a tellement fait rêver qu'elle est sans doute à l'origine de ma future vocation de "voyageur".
Le chef-lieu d'arrondissement du département des Yvelines (Seine et Oise à mon époque) est situé à environ vingt-cinq kilomètres à l'ouest de Paris et huit kilomètres de Carrières-sur-Seine où je demeurais. Pendant près de deux ans, je me suis rendu chaque jour à Saint-Germain pour aller chez Strauss-Vonderweidt où j'avais trouvé un petit job d'employé de bureau à mon retour de Vallauris.
Je devais prendre le train à Chatou, puis j'avais deux bons kilomètres à parcourir à pieds depuis la gare de Saint-Germain...
... surplombée par un magnifique château Renaissance qui abritait le musée des Antiquités nationales...
... en face d'une église entourée de bistrots.
Par tous les temps, il me fallait ensuite traverser le centre ville, en passant par la Poste et la place du marché pour atteindre la "route de Quarante sous", surnom donné à la rue du Président Roosevelt qui allait vers Chambourcy.
Chez Strauss-Vonderweidt, les gens s'appelaient par leur prénom. Au bureau il y avait monsieur Robert, le fils de l'un des patrons, un Alsacien nommé Schneider à l'accent très prononcé, qui avait pour associé un certain Edmond Lévy. La secrétaire, madame Renée, portait des corsages au décolleté en forme de tirelire, des jupes très moulantes avec une large ceinture élastique noire, et des escarpins à hauts talons. Je trouvais qu'elle ressemblait à Marlène Dietrich.
Son mari venait d'être rappelé en Algérie pour, officiellement participer aux opérations de maintien de l'ordre et de pacification. Elle se morfondait à attendre son retour avec son fils de trois ou quatre ans dont elle me disait qu'elle aurait aimé qu'il me ressemble plus tard. "Si elle savait", me disais-je en pensant à mon escapade à Vallauris...
Le comptable, c'était monsieur Pierre, l'aide-comptable, madame Bernadette, les deux dactylos-facturières, madame Odette et une demoiselle Liliane. Et enfin il y avait moi. J'étais chargé du classement, du courrier et du suivi des commandes. A l'entrepôt, ils étaient une dizaine d'employés, réceptionnistes et préparateurs, plus un chauffeur-livreur. Entre midi et quatorze heures, l'entreprise étant fermée, tous ces braves gens allaient tranquillement déjeuner chez eux tandis qu'étant le seul à ne pas habiter à Saint-Germain, je devais me contenter de me balader en solitaire dans le parc attenant au château. Là, je partageais avec les moineaux et les écureuils le casse-croûte que maman m'avait préparé.
Et puis, je regagnais fourbu le bureau après avoir trottiné pendant deux heures. Par temps de pluie ou en plein hiver, je pris l'habitude d'aller me réfugier dans l'arrière-salle du café de l'Industrie, près de la Poste.
Je m'installais toujours à la même table, près du juke-box, commandais un café pour accompagner mon sandwich et restais là à observer les clients en écoutant les disques qu'ils avaient sélectionnés. Parmi ces clients, une très belle femme brune, vêtue d'un long manteau bordé de fourrure au col et aux poignets, venait ponctuellement s'asseoir à la table voisine en compagnie de deux ou trois collègues qui travaillaient avec elle à la poste. Ils l'appelaient "Baronne", ce qui lui allait admirablement bien. Elle avait une telle classe ! Grande, mince, racée, ses longs cheveux ramenés en queue de cheval attachée avec un ruban de velours rouge, elle devait avoir entre trente et quarante ans. Invariablement, l'un de ses chevaliers servants allait introduire des pièces de monnaie dans le juke-box pour faire écouter à la belle des disques d'Amalia Rodrigues, sa chanteuse préférée. C'est ainsi que je découvris la célèbre fadista et j'eus la chair de poule en l'entendant pour la première fois interpréter Barco negro de sa voix envoûtante.
Au fil des mois, je devins un habitué du café de l'Industrie, et lorsque l'on entendra au juke-box Dalida chanter son premier grand succès, je deviendrai, en tout bien tout honneur, le Bambino de la "Baronne".
Au bureau, tous les soirs, alors que tout le monde avait terminé sa journée de travail, je devais attendre que le père Schneider ait signé son courrier pour le mettre sous pli. Et il y en avait souvent un gros paquet ! D'un bon coup de langue, je collais les enveloppes gommées puis je les affranchissais pour aller les déposer à la Poste...
... où il me fallait parfois faire la queue au guichet, lorsqu'il y avait des envois en recommandé. Et je rentrais à des heures impossibles à la maison...
Le temps passa et j'en eus bientôt assez de faire chaque jour le même long trajet.
Lorsqu'une voisine nous annonça que son mari pouvait me faire entrer à la Cellophane de Bezons, beaucoup plus près de chez nous, j'ai décidé de quitter Strauss Vonderweidt & Cie...
***
Je ne suis revenu à Saint-Germain que pour rendre visite à ma mère à l'hôpital quelques années plus tard. C'est là que je la verrai pour la dernière fois.